Peut-être que c’est ça, être fort.

Comme nous pouvions, mais ne voulions pas, nous y attendre, monsieur H est mort ce matin. Très agréable patient, mais aussi fort et robuste, puisqu’il n’avait jamais cessé de travailler jusqu’à son hospitalisation, il y a quelques jours, justifiée d’une perte de poids de 14 kilos. Les imageries découvraient alors un cancer de l’oesophage, et les aliments qui, emprisonnés devant cette tumeur faisant office de porte blindée, condamnant l’entrée dans cet indispensable organe qu’est l’estomac, devaient rester tranquillement dans l’oesophage, privant les muscles et la graisse de monsieur H de toutes les ressources nécessaires pour survivre.

Pis, cette amorphe substance d’aliments, mâchés et pré-digérés, marécageuse, avait réussi, on ne sait comment, à se frayer un chemin ailleurs, et anatomiquement, autour de l’oesophage, il n’y a que les poumons. On en conclue facilement que pour vivre, respirer de la nourriture….n’est pas une solution optimale.

Nous ne savions si la famille de monsieur H, et monsieur H lui-même, étaient tout bonnement simples et vouaient leur entière confiance aux bonnes décisions du médecin, tel un tableau du début du siècle dernier ; ou si, au contraire, de manière à réserver et cacher leurs mauvais sentiments, avaient déjà tout compris, mais venaient rendre visite à leur proche à l’hôpital, comme on viendrait rendre visite à un cousin éloigné et à qui on raconterait les dernières nouvelles, écran de superficialité comblant le désespoir et la fatalité d’un pronostic mauvais. Mais aucun ne feignait comprendre le diagnostic, et tous se portaient très bien.

L’interne fut appelé à son chevet en urgence, en fin de matinée, pour la réanimation, et finalement, aucun geste très invasif ne fut tenté. La scène était surnaturelle : la majorité de l’équipe était là, autour du lit, à regarder ce pauvre monsieur H, qui gaspait, et on attendait, et on ne faisait rien, et puis on n’aurait rien pu faire de toute façon chez ce vieil homme, qui était en train de mourir, mourir sans jamais avoir entendu le mot « CANCER ». Celà me parut durer des heures. Aux derniers spasmes, l’interne sortit appeler la famille, les aides-soignantes finirent de laver le décédé, et je sortis faire autre chose, pour m’occuper l’esprit et ne pas ressasser de mauvaises pensées.

Malheureusement, on ne peut pas s’en empêcher. Je me surprends, dans ces moments-là, à me rappeler du moindre détail précédant l’évènement, qu’on aurait oublié s’il ne s’était rien passé, mais que quelque chose de marquant vient cristalliser et graver à tout jamais pour l’associer à ce qu’il s’est passé. L’arrivée de l’infimière dans le bureau des internes, ma course vers l’ECG, les longues secondes d’inaction face au futur cadavre, silencieusement angoissantes et lourdes, presque insupportables, mais surtout, le geste négatif de la main aide-soignante devant la porte, qui, me voyant arriver poussant l’appareil à Ecg, me fit un merveilleux signe, las mais si expressif, qui voulait dire, « trop tard, c’est fini ».

Ces images occupent mes pensées, bien sûr, mais paradoxalement, je n’ai pas de sentiments associés tristes, comme j’aurais pu les avoir auparavant. Peut-être parce que je m’étais préparé à son décès, malgré le peu de jours durant lesquels j’aurais appris à le connaître, peut-être parce que je savais que son pronostic était mauvais ; cependant je ne peux pas m’empêcher de penser que je grandis, je fonce dans la réalité, et je m’endurcis. Ce décès je le vis autrement, et même si je garde un léger goût amer, le recul que j’ai pu prendre en moins d’une journée est déjà suffisant pour pouvoir en parler, sans pleurer, sans être si triste que ça, et même pouvoir le bloguer. Alors, peut-être que c’est ça, être fort.

Acerbe remarque.

Suite au retour des D4, des vrais d4, ceux qui passent l’ECN, au déménagement impromptu de mon service dans un autre qui nous ampute de quelques lits, au cruel manque de congés à poser (haha), suivre les patients devient, oserais-je dire, un jeu d’enfant.

On ne pourrait pas croire mais avoir 2 patients, c’est usant. On en culpabilise de rechigner à se lever le matin, pour s’impatienter avant les 3 fameux quarts d’heure de gloire, de la gloire de l’externe à connaître ses deux patients sur le bout des doigts, de nos petits doigts usés par les fichages d’items, prenant la forme inversée d’un stylo, tel un permanant signe du godet. Puisque qu’on n’attend seulement que ce furtif « coucou. » pontifical à nos 2 patients, alors, la moindre des choses est de tout connaître, les constantes, le caca dur ou mou, si la nuit s’est bien passée, si le plateau repas est convenant, si la couleur du mur ou des cheveux de ghislaine, l’aide-soignante, est plaisante, et si la voisine ne sent pas trop le pipi. J’exagère, bien entendu, nous faisons, et j’entends par nous, la substance amorphe de blouses blanches avachies sur un charriot de dossiers ; des tas d’autres choses. N’ayant pas droit au café, nous regardons (admirons !) nos internes s’en délecter, trions les examens complémentaires avec, euh, tact et mesure ?, participons à la T2A en faisant des tours d’ECG, et en calculant les indices de Buzby, et c’est déjà pas mal. Il ne faudrait pas nous en demander trop : nous ne sommes pas là pour faire comme les médecins. Ah si.

Je ne vais pas disgresser plus longtemps sur cette surpopulation d’étudiants hospitaliers, puisqu’elle ne concerne que nous, et parce qu’on va m’accuser d’écrire cet article pour le compte du CNOM.

J’ai peur.

C’était un samedi après-midi. En l’espace de deux heures, on s’était déjà raconté la moitié de nos vies. Etudiant infirmier, c’était un homme du sud, de mon âge, qui laissait entrevoir au travers d’un fine barbe d’étincelants sourires, lâchés par mégarde. Tout de suite, on s’est plus, et on parlait comme de vieux amis, connaissances de longue date. J’eus même l’audace, entre deux élans de passion gratifiant Tolkien ou la relation médecin-malade, de lui demander son numéro de téléphone, « au cas où ».

Je ne me suis jamais autant senti investi. Mes relations se résumaient, au-delà de mes échecs cuisants du passé, de souvenirs qu’on espère un jour gommés, oubliés, à des rencontres moins qu’éphémères, ne laissant pas entrevoir le moindre espoir quant à une éventuelle « suite ». Et puis il y a « les plans culs ». Mais il s’agit d’un extra dont je n’ai pas envie de parler ici, n’en tirant évidemment aucune fierté.
Il m’appela le soir-même, pour ne rien me dire, probablement pour vérifier l’exactitude de mon numéro, et peut-être parce qu’il était dans le même état d’esprit, à chaud, que moi, heureux d’avoir trouvé quelqu’un lui ressemblant mais le complétant. C’est difficile d’être difficile, mais il vaut mieux faire apparaître, telle une lettre de motivation, un minimum de culture, de passion, (et de poils) pour me plaire ; et sa manière de fonctionner ressemblait étrangement à la mienne. Les poils en moins, certes.

Nous nous revîmes lundi soir, chez moi d’abord, cependant chez moi il n’y a rien à faire pour un embryon de couple, puisqu’agencé de manière à « bosser, bouffer, et baiser », comme le parfait célibataire-D4 dont le rôle me sied plutôt bien ; et nous partîmes finalement chez lui. Son appartement était adulte : la chambre est séparée, un canapé lit et une table basse font face à un écran plat, et il dut se sentir exaspéré devant le pauvre spectacle du petit coin me servant de salon. Là, nous avons continué notre discussion enflammée de l’avant-veille, aprouvant ou contrant l’autre par des arguments puisés dans notre maigre culture, qu’elle soit musicale ou littéraire pour moi, et cinématographique et philosophique pour lui. Nous nous quittâmes, dans la nuit, une bouteille de vin plus tard, sur un baiser, un de ces baisers commençant délicatement du bout des lèvres, sensuel, maturant jusqu’à devenir intense, comme si ça avait un caractère érotique, mais sans être vulgaire, et ce baiser était un acte charnel en lui-même, enflammé par la passion, et aussi sûrement l’alcool. Je glissai jusque chez moi.

C’est un passionné de films, et je lui demandai de m’en faire découvrir, par exemple du Tarantino, que je connaissais à peine. Je n’avais jamais vu Kill Bill, et d’ailleurs je n’avais jamais vu un film de cette manière. Le lendemain, la bouteille de vin débouchée, nous nous sommes installés sur son canapé, la tête de l’un sur le torse de l’autre, et vice-versa, et je suivais le film ponctué de ses commentaires, me nourissant des références, des détails techniques des scènes, et découvrant par ailleurs une bande originale merveilleuse, qui m’aura fait découvrir et aimer la musique de western. Il était -encore- tard, coupable de me laisser repartir, j’eus le droit de rester dormir chez lui, non sans une tirade d’hésitation, puisque c’était un évènement rare de son histoire sentimentale, et que, comme moi, la présence d’un autre dans son lit le rendait mal à l’aise. Je ne l’embêtai pas durant la nuit et partis discrètement, tôt dans la matinée.

Gêné d’être à nouveau invité, je me promis de ramener à manger cette fois-ci, et d’arriver plus tôt pour ne pas avoir à le faire se sentir gêné de me laisser repartir au milieu de la nuit. J’arrivai alors, avec des légumes et de la viande blanche, ce qu’il restait chez moi, pour lui cuisiner un plat de base, l’essentiel étant de cuisiner pour lui, et je franchis un pas de plus, et même si ça allait bien vite, j’en avais envie, et ne me posais pas de questions sur la cinétique de notre relation. Il était ravi, et s’était même décidé au dernier moment à aller acheter du vin. De manière niaise, j’avais pris nos deux verres vides en photo, et c’est longtemps resté le seul souvenir physique de cette relation, avant que je ne l’efface. Après le deuxième volet de Kill Bill, je repartis chez moi, épuisé mais heureux.

J’avais pensé pouvoir passer une dernière nuit avec lui avant ses vacances, et j’y crus, il s’agissait probablement d’un malentendu créé de toute pièce par mon esprit sur-alcoolisé du vendredi soir, en gros le mec bourré qui ne cale rien. L’annonce du contraire, après quelques calins, chez lui, me fit me sentir tellement triste, puis énervé, je le quittai en claquant la porte.

Sérieusement. Ca devait cesser. Jamais, jamais, depuis au moins mes précédents échecs faisant office de relations, une telle bêtise ne m’avait traversé l’esprit, jamais une telle faiblesse ne s’était emparée de moi. Je n’avais pas touché un item depuis le début de cette relation, une semaine vide, blanche, une semaine à oublier mon premier amour, la médecine ; une semaine épuisante, à ne dormir que quelques heures, une demi-bouteille de rouge dans l’estomac chaque soir, à m’excuser de mon retard le lendemain, en stage, et à oublier, oserais-je dire, mon deuxième amour : mon lit. Tous deux étaient sublimés.

J’ai donc profité de ses vacances pour l’oublier. Pour effacer tout souvenir, en commençant par le plus facile : les photos, les conversations sms, les appels en absence ; puis plus difficile : les souvenirs, la mémoire. Un rude, long mais certain, travail avait commencé, et il fallait l’oublier, et je m’efforçais d’y arriver, jour après jour, petit à petit, cette solution étant l’ultime recours. La distance, la D4, le sommeil et mon stage très prenant m’y aidant. M’y aidant tellement, que je restai froid à son appel de retour de vacances, que je ne lui donnais plus de nouvelles et lui non plus. J’en étais arrivé à en être dégoûté, dégoûté d’avoir perdu du temps et des places aux ECN.

Je ne suis qu’un trouillard. J’ai peur de m’engager, de changer ma routine minable mais tellement rassurante, j’ai tellement peur que quelqu’un fasse de moi ce qu’il veut, percer mes grands mystères et secrets à jour, casser cette vitre que je mets entre le monde et moi, qui s’efface malgré tout, le temps d’un billet sur ce blog. Je ne veux pas ça. Et je lui en veux tellement à monsieur Strike. Puisqu’il m’a fait vivre différement, et que jamais plus je ne revivrai ça.

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